Avec plus de 30 000 contaminés depuis le début de l’épidémie et près de 5 000 décès, la Lombardie a subi de plein fouet la crise du coronavirus. Les hôpitaux de cette région du nord de l’Italie sont au bord de la rupture. L’Espresso a recueilli les témoignages – poignants – de ceux qui sont en première ligne.
Article publié le 27/03/2020 dans le Courrier International. Cet article étant accessible sous abonnement seulement, je me permets exceptionnellement de le reproduire, l’enjeu le justifiant. Je ne peux qu’encourager au passage chacun à soutenir ce journal de qualité remarquable en souscrivant un abonnement.
Ils sortent en silence de leur journée en soins intensifs et dans les unités Covid-19. Ils ont ce même regard bouleversé que les Italiens qui, en 1914-1918, se battaient dans les tranchées. Les mêmes traits tirés que les soldats et les mineurs, la peau labourée par l’élastique du masque, des bleus sur le nez, le cœur en lambeaux. Des infirmières et infirmiers, des réanimateurs, des médecins : oui, ce sont bel et bien des héros, mais leur dévouement ne date pas d’hier.
Plus qu’une guerre, cette pandémie a des allures de répétition générale pour le reste de l’Europe : comment une région de 10 millions d’habitants, la Lombardie, résiste-t-elle au virus ? Le tout sans disposer de respirateurs et de matériel de protection suffisants. À chaque heure perdue, le nombre de malades et de morts augmente. Et avec eux, le nombre de médecins et d’infirmières contaminés, qui doivent donc se mettre en quarantaine et abandonner le champ de bataille.
Quand ils ont achevé leur journée de douze, treize ou quinze heures, ont retiré les masques et combinaisons à usage unique, se sont scrupuleusement lavé et désinfecté les mains, il leur reste encore quelques minutes pour faire le point par chat avec les collègues. Les nouvelles tournent sur les groupes WhatsApp de chaque hôpital.
Ce fil, par exemple : “Je te souhaite de ne jamais avoir à connaître ce qui se passe dans mon unité. Je ne vois que des morts, par dizaines, seuls et manquant d’air” ; “C’est affreux, mourir en ne voyant que nous, les infirmières, en attendant que quelqu’un des soins palliatifs arrive pour prescrire de la morphine” ; “Mais le médecin ne leur en prescrit pas ?” ; “Non, c’est l’anesthésiste qui prescrit, car les médecins ne sont pas formés à ça” ; “Chez nous, c’est pareil” ; “Je suis sans voix, je n’ai plus que la gorge nouée et des larmes. Je vous embrasse, un par un.”
Un appel vidéo pour se dire adieu
Dans ces moments, le destin entre la vie et la mort ne tient qu’aux tubes de plastique reliés à l’oxygène. Mais dans les petits hôpitaux de province, il n’y en a pas assez pour tout le monde. La décision revient aux anesthésistes et aux réanimateurs. L’un d’eux, qui travaille au sud de Milan, livre ses angoisses : “Les unités de soins intensifs débordent.
Nous avons équipé tous les lits avec le matériel de secours que nous avions. Ce qui m’inquiète, ce ne sont pas les heures de travail, de toute façon on ne les compte plus. Je suis terrifié à l’idée d’avoir à décider qui intuber ou pas. Dévasté par l’isolement et la solitude qu’ont à subir les patients. Dès l’instant où ils sont hospitalisés, ils ne peuvent plus voir aucun membre de leur famille. C’est pour endiguer la contagion. Mais pour ceux qui ne s’en tirent pas, le jour de leur admission était le dernier où ils ont pu faire leurs adieux à leurs proches. L’autre soir, une collègue médecin a utilisé son téléphone portable pour passer un appel vidéo à une dame chez elle, qui a ainsi pu dire un ultime au revoir à son mari en fin de vie.”
Les médecins et les infirmiers ne sont pas testés, sauf en cas de symptômes évidents
La mort est un aspect de l’épidémie qu’on ne peut plus cacher. Mais les soignants doivent être protégés pour éviter qu’ils soient contaminés et deviennent à leur tour contagieux. Sur les forums syndicaux, les plaintes portent surtout sur la pénurie de masques adaptés et la décision de la Lombardie (et d’autres régions) de ne plus tester les médecins et les infirmières, à moins qu’ils ne présentent des symptômes évidents. Le NurSind, syndicat autonome des infirmiers, a interpellé la région à propos de la décision d’interrompre le suivi médical du personnel. “On nous demande à tous d’immenses efforts, explique le coordinateur lombard Donato Cosi, mais on ne peut pas nous ordonner de garder le silence face à cette décision criminelle qui risque de mettre en danger la santé des opérateurs et de leurs familles.”
À Milan, dans le silence des rues désertées, l’écho lointain des sirènes suffit à nouer l’estomac. Le énième hélicoptère sanitaire de la journée se dirige lentement dans la lumière du crépuscule vers le toit des urgences de l’hôpital Niguarda. Derrière la verrière, des pilotes et des réanimateurs observent la cour de l’hôpital, en bas. Eux aussi portent des masques et des lunettes. Ils débarquent un malade dans un état grave sur une civière, avec une bouteille d’oxygène. La même scène se reproduit autour des ambulances qui entrent et sortent du tunnel des admissions. Mais même dans l’agglomération, plusieurs sociétés d’ambulances ont dû arrêter d’envoyer des voitures et n’assurent plus qu’un service à mi-temps : il n’y a pas assez de masques pour tout le monde, et sans protection, personne ne sort.
Depuis le 21 février, date à laquelle le premier foyer de Covid-19 a été confirmé dans la province de Lodi, l’activité des hôpitaux en Lombardie dépasse tout ce qu’on aurait pu imaginer de pire.
“La nuit, je pleure sans m’en rendre compte”
“On se croirait dans un film de science-fiction”, confie au téléphone Anna, infirmière dans l’unité de soins intensifs d’un grand hôpital milanais. “Je travaille en réanimation depuis 2001, mais ça n’a jamais été aussi dur que maintenant. Nous sommes tous bouleversés par les malades du Covid-19 – des gens qui étaient en parfaite santé il y a encore une semaine et qui sont maintenant intubés.
On doit rester dans l’empathie, mais pas trop pour continuer à aller de l’avant. On doit se convaincre que même si on a l’impression d’être dans un scénario de science-fiction, nous faisons bel et bien de la science et nous sauvons des vies. Alors, on rentre à la maison épuisés, mais avec la satisfaction de savoir que quelques-uns s’en sont tirés. Mais on en a à peine sauvé un qu’il en arrive cinq autres. La nuit, je pleure sans même m’en rendre compte, car les images de la journée reviennent me hanter dans mon sommeil.”
“L’adrénaline tient la peur à distance”
Depuis le début de l’urgence sanitaire, les établissements hospitaliers, suivant une directive du conseiller régional à la santé, menacent de licencier les employés qui parlent aux journalistes. La Lombardie libérale se découvre soudain pas très différente de la Chine totalitaire. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la plupart de nos témoins ont accepté de parler, mais sous couvert d’anonymat.
Il est essentiel de donner des informations exactes et vérifiées. Mais verrouiller la communication peut s’avérer aussi dangereux. Si les hôpitaux qui étaient en première ligne avaient eu davantage voix au chapitre dès le début, à Milan et en Lombardie notamment, nous n’aurions pas vu des parcs, des trains et des bars bondés jusqu’au dimanche 8 mars. Et personne n’aurait regardé comme des bêtes curieuses tous ceux qui suppliaient leurs amis de rester chez eux.
“Aucun d’entre nous n’imaginait en arriver à une situation pareille”
“Au début, aucun d’entre nous n’imaginait qu’on puisse en arriver à une situation pareille”, concède IIaria, mère d’un garçon de 10 ans et infirmière dans un service de maladies infectieuses à Milan. “On passe la journée à courir. Nous faisons des journées de douze heures, sans la moindre pause pour aller aux toilettes ou manger. Nous ne pouvons pas nous permettre de retirer le masque FFP3 ou FFP2 pour le changer. On nous en donne un pour douze heures, alors qu’ils ne sont prévus que pour huit heures d’utilisation.
Les patients sont mal en point. Il faut contrôler le débit d’oxygène, prendre les constantes toutes les deux heures, vérifier le bilan hydrique, puis administrer des antibiotiques et des antiviraux. Désormais, près de la moitié des gens hospitalisés ont entre 40 et 50 ans, et nous avons un patient d’une trentaine d’années. Quand je passe à côté d’eux, je suis au bord des larmes. ‘Nous devrions vous élever un monument’, nous disent-ils. Ils ne voient pas mon visage derrière mon masque. Ils ne voient que mes yeux, reconnaissent ma voix. Mais je n’ai pas le droit de pleurer car je dois continuer à travailler. Alors, je fais comme si de rien n’était et je continue à travailler. L’adrénaline est tellement forte que pour le moment elle tient la peur à distance.”
À la maison non plus, les journées ne sont plus comme avant : “Quand je rentre, je reste vingt minutes sous une douche brûlante pour éliminer tous les résidus possibles, explique Ilaria. Par précaution, devant mon fils et mon compagnon, je fais semblant d’être optimiste. Je porte en permanence un masque chirurgical. J’ai expliqué au petit que pour l’instant il valait mieux éviter les caresses et les bisous. Je dors seule. Ça énerve un peu mon copain. Je lui ai expliqué que nous referons des câlins quand tout cela sera passé.”
“L’épidémie a eu raison de mon blindage”
Fabiola, qui a confié son fils de 11 ans à la grand-mère, est un pilier dans un gros service d’urgences milanais. “Nous pensions avoir affaire aux symptômes du rhume, et vlan, voilà qu’au bout d’une semaine, ils meurent. Ça a été un choc, avoue-t-elle. Toutes les barrières sont tombées. En trente ans d’urgences, j’ai vu des choses terribles, des gamins qui mouraient, le désespoir des parents. Mais l’épidémie a eu raison de mon blindage : la rapidité avec laquelle les pathologies évoluent nous a pris de court. En l’espace de quarante-huit heures, des patients arrivés avec quelques symptômes passaient à un peu d’oxygène, de l’oxygène à haut débit et se retrouvaient en réanimation. Maintenant on voit arriver des cas graves immédiatement placés sous oxygène. Il n’y a pas que des personnes âgées, mais aussi des trentenaires, des quadragénaires.”
La première patiente de Fabiola n’était pas très âgée non plus. “C’était une dame d’une quarantaine d’années. Elle avait 38,2 °C de fièvre, ce qui n’était grand-chose, raconte-t-elle. Nous étions encore en janvier. Le lendemain matin, je suis allée l’examiner. Je l’ai trouvée un peu bizarre, avec un teint affreux. C’est là que j’ai compris que le Covid-19 n’était pas une simple grippe, comme l’affirmaient quelques irresponsables. La détérioration est brutale. Mes nuits sont compliquées, car je me repasse les images que j’ai vues dans la journée. Et je n’arrive pas à m’endormir. C’est invraisemblable de voir tout cela dans une société comme la nôtre, qui se pensait invincible.”
“Cette tragédie changera le monde. Mais elle a déjà changé chacun d’entre nous”
Il s’en trouvera pourtant toujours pour être convaincus d’être immunisés. Comme la propriétaire et les clients d’un bar karaoké local, signalés cette semaine à la police de Brescia [en Lombardie]. Le rideau était baissé mais ils entraient par l’arrière.
“Aussi incroyable que cela puisse paraître, j’ai encore des amis qui m’appellent pour me demander si la situation est vraiment aussi grave qu’on le dit, s’étonne Elena, mère de famille et infirmière dans un hôpital de la région. Moi, couverte de la tête aux pieds dans ma combinaison de protection, je vois les malades souffrir. Je les vois mourir, aussi. Un homme conscient sous son masque à oxygène en plastique m’a attrapé la main et m’a demandé de lui appeler un prêtre. Un autre, que nous allions intuber, m’a demandé de transmettre son dernier adieu à sa femme et à sa fille. Nous vivons ce genre de situation depuis le premier jour, dans tous les hôpitaux, mais nous n’avons pas le droit de le dire publiquement, sous peine de nous faire renvoyer. Cette tragédie changera le monde. Mais elle a déjà changé chacun d’entre nous.”
AUTEUR
Fabrizio Gatti
L’écrivain et journaliste Fabrizio Gatti est connu pour ses enquêtes au long cours sur la trajectoire des immigrés africains en quête d’Europe. Il a aussi enquêté sur les passeurs et les “trafiquants” d’humains, et sur ce que les Italiens appellent le “business de l’accueil”. Pratiquant le journalisme “embedded”, il a reçu de nombreuses distinctions, notamment en 2005 pour ses enquêtes sur les immigrés clandestins de Lampedusa et sur les travailleurs agricoles dans les Pouilles, et en 2008 pour son récit : Bilal sur la route des clandestins (éd. Liana Levi). Viki che voleva andare a scuola (2003) demeure son livre le plus célèbre. Son dernier roman, Au nom de la mafia (2014, éd. Liana Levi), raconte le crime organisé à Milan sur fond de négociations secrètes entre l’Etat italien et la mafia.
Le Centre Laseris
Ainsi nous nous réjouissons de vous retrouver dès la réouverture le 27 avril au Centre Laseris à Lausanne.
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L’équipe Laseris